Suite aux mails de mon fan club (merci à son membre pour l'instant unique qui se reconnaîtra s'il passe par là), voici ce que je pense de la proposition de Bayrou de supprimer l'ENA : au-delà d'une fumisterie dénoncée par Silence des lois (paragaphe Bayrou), c'est injuste. Il y a tous les jours à côté de moi en amphi des gens qui travaillent depuis le CP pour devenir énarque. Et à 6 mois de la réussite, du triomphe, du sacre, ils n'ont plus aucune autre perspective que de devenir "esperque" ou un "espien". Ca claque nettement moins. Sacrifier des générations entières d'ambitieux, tout ça pour une petite ambition présidentielle. 100 contre 1, ça ne fait pas le poids ?
Plus sérieusement, je ne nie pas que l'ENA aurait besoin d'un coup de plumeau. A commencer par le concours d'entrée : tant que le jury souverain s'obstinera à choisir des singes savants sans savoir ce qu'ils ont dans le ventre et dans le coeur, l'ENA continuera à produire des générations de gens brillantissimes mais inadaptés. Cela ne concerne bien évidemment qu'une minorité, mais qui est la plus visible (qui a dit que les minorités visibles n'avaient pas accès à l'ENA ?).
L'ENA n'est pas une école, c'est avant tout le marchepied vers la fonction publique. Et quand l'Etat s'engage, c'est pour 80 ans (oui, il faut aussi compter la retraite). Autant être sûr qu'on mise sur le bon cheval (même si la problématique est différente du billet d'hier).
J'ai récemment passé un oral et je tiens à rassurer tout le monde : on ne m'a jamais demandé pourquoi j'avais envie d'occuper les fonctions pour lesquelles je postulais. On ne m'a jamais demandé quelles étaient les qualités que je pensais avoir pour occuper avec brio ce poste. On ne m'a jamais demandé pourquoi je me sentais faite pour ce métier. On m'a demandé les noms des Secrétaires généraux des Nations Unies, qui étaient les représentants de la négritude, ce que je pensais de la "juste mémoire" de Ricoeur et mille autres choses encore dignes de Julien Lepers. Mais sur mes compétences et mes motivations, rien. Et cela vaut pour tous les concours administratifs, l'ENA et les autres.
Il existe néanmoins de très bons énarques. Et critiquer les énarques comme s'ils n'étaient qu'un est stupide. D'ailleurs, la plupart des critiques émises sur l'ENA sont stupides. J'entendais notamment hier Philippe de Villiers, lui-même énarque (oui, TOUS les énarques ne sont irréprochables), affirmant sans sourciller : "l'ENA, ce sont 2 ans de formation purement théorique à l'issue desquels on est catapulté directement Directeur général de l'administration". Pour les novices, un DGA est, dans un ministère, le grand chef de tout ce qui est administratif : ressources humaines, affaires financières, achat de stylos en gros, etc. Un poste vaguement à responsabilité en somme. Si j'arrête 3 secondes l'ironie, c'est le Grand Schtroumpf juste après le Ministre et son Directeur de Cabinet.
Dans la phrase de de Villiers, on repère immédiatement deux conneries monumentales (et il ne faut jamais dire de conneries quand on critique quelque chose, sinon, on perd immédiatement toute crédibilité) :
- la formation se fait pour plus de la moitié de la scolarité en stage. Pour en avoir parlé avec plusieurs énarques, je ne considère définitivement pas qu'être de permanence le 24 décembre, le 25 décembre, le 31 décembre, le 1er janvier, les dimanches et les jours fériés pour garder une préfecture soit une formation théorique pépère.
- un énarque débute sa carrière dans un ministère en tant qu'administrateur civil, avec tout au plus une demie-douzaine de personnes sous ses ordres. Ce qui est bien loin du DGA, poste pour lequel il faut attendre environ 30 ans de carrière.
Le problème principal que je vois dans toutes les critiques de l'ENA et des énarques est en fait une critique des élites, si répandue chez les Français, pasionaria de l'égalitarisme (cf. Le peuple et les Gros de Pierre Birnbaum : les Français détestent par essence le plus riche et le plus intelligent qu'eux, puisqu'il ne peut devoir tout cela qu'à une duperie-spoliation).
On reproche aux énarques de n'avoir aucun lien avec la réalité ? Quel golden boy en a ? Je ne dis pas qu'il est normal qu'un énarque ignore le montant du SMIC. Mais franchement, quel énarque sérieux - en dehors des caricatures qui hantent les discussions bon ton des bien pensants travaillant dans le privé et détestant par réflexe les fonctionnaires - ne connaît pas le montant du SMIC ? Et si jamais l'énarque ne connaît pas le prix d'un billet de bus, c'est parce que, comme tout étudiant, il a une Carte Imagine'R. Et non parce qu'il ne sait pas ce qu'est la vraie vie. Certes, il n'a pas forcément vécu son enfance dans une HLM à Outreaux, mais peut-on lui reprocher et l'inverse serait-il souhaitable ?
Et à niveau égal dans le privé, QUI a ce fameux "sens des réalités" ? Mes amis travaillant en banque d'affaire londonienne et voyant défiler des comptes à six 0 savent-ils ce qu'est la vraie vie ? Mes amis passant 10 heures dans leur bureau pour faire du conseil en restructuration ont-ils la moindre idée de ce que vit la secrétaire dont ils s'apprêtent à supprimer le poste ? Mes amis qui font du lobbying à Bruxelles ont-ils la moindre idée de ce que vit cette fameuse Mme Michu quand son fils lui dit qu'il veut partir en Erasmus à Cork ? Non, et personne ne pense à dénoncer leur incompétence notoire pour cette raison. Alors pourquoi les énarques concentrent-ils toute la haine de la France, eux qui ne rêvent que de la servir depuis leur plus tendre enfance ?
Le problème de l'énarque est qu'il concentre deux tares : il fait partie de l'élite, et il est fonctionnaire. Le fonctionnaire est incompétent et paresseux. Or faire partie de l'élite quand on est incompétent et paresseux est carrément inadmissible, on est d'accord.
Je suis certaine que les trois quarts des gens qui critiquent les énarques n'en ont jamais côtoyés. S'ils l'avaient fait, ils auraient vu qu'en dehors des exceptions mal recrutées par un jury trop porté sur la faculté à citer Cicéron dans le texte plutôt qu'à la capacité de réaction face à une mise en situation coriace, on n'est rarement énarque par hasard. J'estimerais personnellement le taux d'erreur manifeste de recrutement à 5%. Demandez aux polytechniciens, aux normaliens ou aux pompiers s'ils ne pensent pas que parmi leurs congénères, 1 sur 20 n'est pas totalement à sa place et racontez moi leurs réponses...
S'ils avaient côtoyé des énarques, ils sauraient que ceux-ci n'ont ni chauffeur, ni abonnement aux compagnies de taxi. Mes profs arrivent essouflés en vélo, en scooter ou en métro. S'ils avaient côtoyé des énarques, ils sauraient que faire l'ENA ne consiste pas uniquement à porter un titre prestigieux, mais aussi à se tuer à la tâche même une fois rentré pour sortir bien classé. La vie à l'ENA m'apparaît d'ailleurs encore plus monacale depuis que j'ai regardé ce reportage de Complément d'enquête (à la fin).
En somme, il faudra toujours trouver une façon de sélection et de former les élites administratives. Dire que les critiques faites à l'ENA sont stupides ne signifie pas que cette institution est parfaite. Elle a des défauts, mais j'attends pour me prononcer sur sa suppression qu'on me propose mieux. Et avant de faire la révolution, la réforme du concours d'entrée me semble être une priorité (et je ne dis évidemment pas ça parce que je suis incapable de citer Cicéron dans le texte...).
Peut-être qu'un jour, l'ENA recrutera des gens qui ne savent pas qui est Robert le Pieux mais qui n'hésitent pas à chanter Joe Dassin pour remonter le moral de leurs amis et sont capables de gérer une situation de crise sans avoir envie de pleurer "parce qu'on ne comprend rien" (spécial kassdédi. Comme dirait Martin : "ceci est une private joke en milieu socialisé, c'est insupportable").
Je sais, savoir chanter du Joe Dassin ne sert à rien pour bien servir l'intérêt général. Mais savoir qui est Robert le Pieux non plus...
Edit : pour mettre fin également à la supposée richesse incommensurable des énarques, je précise que la rémunération moyenne à la sortie de Sciences Po (donc de TOUS les élèves, pas uniquement des énarques, qui ne sont qu'une minorité) tourne autour de 3 000 à 3 500 € selon les sources. Durant les 2 ans 1/2 de leur formation (qui, je le rappelle, se fait pour plus de la moitié en stage), les énarques reçoivent eux environ 1 300 € de traitement. A la sortie, les plus chanceux - et surtout les plus bosseurs sortis dans le premier quart de la promo - pourront atteindre les 2 800 €, peut-être 3 000 (mais difficile d'obtenir des chiffres officiels sur la question...). Si des énarques dans la salle veulent bien confirmer ou infirmer, avec une approche teintée d'expérience, je leur en serais reconnaissante :-) Donc plus de deux ans après avoir quitté Sciences Po, admettons que le salaire moyen de l'énarque soit à 2 500 €. A votre avis, à combien s'élève le salaire moyen d'un ancien élève ayant commencé à 3 000 et ayant deux ans d'expérience ?