11 mai 2007

"Les paysans de mon fief"

Je me suis fait une nouvelle copine de bus. Mais attention, celle-là était tout sauf une pétasse. Elle s'est assise à côté de moi, et je me suis dit qu'elle avait dû voir la Tour Eiffel en construction. Toute frêle et toute ridée, mais très chic. A peine avait-elle posé ses fesses sur le siège voisin du mien, elle a commencé à s'animer et à parler tellement vite que je me suis demandée si en fait, je n'avais pas Lorant Deutsch réincarné à côté de moi.

"Je suis allée au Bon Marché parce que vous savez, il me fallait un nouveau rouge-à-lèvres, et celui qu'on trouve là-bas il est vraiment très bien, il tient longtemps et ne bave pas. Et je traverse tout-Paris pour aller au Bon Marché, parce que vous comprenez, là-bas, au moins, les vendeuses sont bien élevées. Ce n'est pas que je sois bêcheuse hein, mais j'aime qu'on soit poli. Et au Bon Marché, toutes les vendeuses sont polies. Regardez, elles m'ont même donné une petite carte, pour que j'aie leur numéro, pour appeler la prochaine fois avant de venir, pour être sûre qu'elles auront mon rouge-à-lèvres".

Elle fouille dans son sac à main et en sort en effet une petite carte.

"Elle est jolie hein... Ce que j'aime bien, c'est qu'elle est discrète voyez-vous."

En effet, la carte Chanel est discrète à souhait : un petit logo blanc sur fond noir, on ne fait pas plus sobre. Et la sobriété, même sur papier glacé, est la mère de toutes les classes. Le flot ininterrompu reprit :

"Vraiment, elles sont bien élevées les vendeuses, c'est agréable. Parce que vous savez, Papa me disait toujours (et il avait raison) : 'Ce serait quand même malheureux que les nobles donnent le mauvais exemple'. Vous comprenez, je ne suis pas bêcheuse, mais j'aime qu'on soit poli. Papa avait raison, nous ne devons pas montrer le mauvais exemple, mais c'est bien agréable d'avoir quelqu'un de bien élevé en face de soi, noble ou pas".

Elle s'arrête un instant, pour reprendre son souffle. Et repart aussitôt :

"Vous savez, je viens du Massif Central. Et dans mon fief... Oui, parce que j'ai un fief... Oh, le château est en mauvais état, mais nous avons encore plein de paysans ! Oh, comme ils sont gentils les paysans de mon fief, si vous saviez. Quand je vais les voir, ils me disent tous "bonjour Nanou". Parce que je m'appelle Jeanne. Alors comme quand j'étais petite, ils m'appellent encore Nanou. Qu'ils sont gentils mes paysans... Ils sont tellement gentils que parfois, j'ai peur qu'ils se fassent avoir. Ce n'est pas comme les paysans normands, qui sont avares. Eux ils sont tellement généreux mes paysans... Et donc dans mon fief, nous avons encore plein de paysans... J'ai tellement peur pour eux parfois."

Son regard se pose sur mon Courrier International, ouvert sur un article sur l'utilisation par l'économie israélienne de la main d'oeuvre palestinienne dans des conditions parfois douteuses. L'article est illustré par un dessin représentant sur fond vert un homme en utilisant un autre comme brouette. Elle me le montre du doigt et reprend :

"'C'est joli ça. Ce vert, qu'est-ce que c'est joli ! Vous savez, je suis un peu déformée, parce que j'ai fait une licence de droit, et ensuite, j'ai fait l'Ecole du Louvre. Parce que vous savez, moi, j'aime ce qui est beau. Oui, c'est ça, j'aime le beau... C'est bien agréable, les belles choses...".

Mon arrêt approche. Je la quitte après avoir souri intérieurement tout le long de mon trajet et de son monologue.

2 commentaires:

Unknown a dit…

Parce que c'est bien connu, le paysan auvergnat est tout en générosité, quand son homologue normand n'est que cupiditée incarnée.

Finalement, le bus à Paris, c'est un peu la Cour des Miracles du 21ème sièle.

Mademoiselle Coco a dit…

Si je ne rentre pas à la Starak, je songe à devenir anthropologue des transports en commun parisien, M !

Au passage, j'aimerais beaucoup que tu rendes ton profil blogger visible, histoire que j'aille voir ce que toi tu écris, je suis certaine que c'est très bien ;-)