18 décembre 2005

Revenue d'un autre monde...

Il est tard et mon style littéraire doit être passablement altéré par la soirée que je viens de passer dans un autre monde. Mais cette découverte mérite un petit récit. Et peut être que demain, j'aurais tout oublié. Les souvenirs accompagnant les dernières traces de vin blanc auront été remplacés par une solide migraine.

Cette soirée était à double titre exceptionnelle : j'ai découvert "l'Autre Berlin" et j'ai été accueillie dans une Burschenchaft, une confrérie étudiante.

L'Autre Berlin, c'est avant tout le Berlin de l'Ouest, que je suis si peu amenée à découvrir. Et oui, il faut se rendre à l'évidence, tout se passe désormais à l'Est, et on se demande bien aujourd'hui pourquoi pendant des années, tant de DM (et surtout de $) ont été engloutis pour maintenir l'îlot capitaliste qu'était Berlin Ouest dans l'océan socialiste pendant la Guerre Froide. En effet, pourquoi avoir subventionné de façon si intensive la survie d'un petit bout de territoire qui aujourd'hui est délaissée justement parce qu'il n'a pas ce charme "de l'Est", parce qu'il n'a pas l'intérêt des survivants (ou des ressuscités) comme Prenzlauer Berg, Mitte ou Friedrichshain. Une profonde injustice, mais une imposante réalité. Tout ça pour dire que dans le Berlin des années 2000, l'Ouest de la ville aurait pu ne jamais exister, les étudiants berlinois ne verraient pas la différence... Donc s'aventurer à l'Ouest est véritablement un évènement. D'ailleurs, ce n'était que ma deuxième fois, la première ayant été consacrée à me rendre à l'aéroport.

De plus, je n'ai pas fait que me rendre à l'Ouest de la ville, je n'ai pas fait les choses à moitié, je suis allée jusqu'à sortir de la vraie ville pour aller dans la ville-campagne. Encore un autre visage de Berlin. J'ai pris le S-Bahn jusqu'à Nikolassee, c'est-à-dire quasiment le Wannsee. Et je me suis retrouvée dans un endroit absolument charmant, mais ressemblant à tout sauf à Berlin. Pour être précise, ça ressemblait surtout aux hauteurs de Saint Cloud ou de Sèvres : de jolies rues très calmes, accueillant de grosses, solides et familiales voitures ; de jolies maisons très bourgeoises, accueillant de grands, chaleureux et familiaux appartements ; de jolis jardins très fleuris, accueillant de nombreux, éducatifs et ludiques éléments de jeu pour enfants. Un endroit pour se ressourcer dans son foyer en somme, avant d'aller affronter la dure réalité de la vie de la ville, avec son bruit, son odeur, ses bouchons, ses SDF. Il y a donc à Berlin des endroits qui ressemblent à des banlieues américaines, ou au XVIIIème arrondissement de Vienne : des endroits où on est encore administrativement dans la capitale, mais où on est en pratique dans un monde à part. La preuve en images :`
























D'ailleurs, ils (les gens de la mairie de Zehlendorf, dont dépend Nikolassee) le disent eux-mêmes :

"Nikolassee - Grüne Wohnlage zwischen Schlachtensee und Wannsee.
Im Jahr 1901 wurde die Villen-Colonie Nikolassee gegründet. Noch heute lebt man hier sehr ruhig und ein wenig abseits des Großstadtlebens und genießt die wald- und seenreiche Umgebung."

Villen-Colonie, voilà exactement le mot qu'il fallait pour décrire Nikolassee...

Le deuxième élément qui a fait de cette soirée un moment hors du commun dans ma vie berlinoise est son contenu. Je me suis en effet rendue à une soirée organisée par Jonas (vous savez, celui pour lequel il ne faut pas se fier aux apparences de post juste en dessous). Et puisque la soirée était organisée par Jonas, il fallait qu'elle ait lieu chez Jonas. Mais Jonas, durant son stage au AA, loue une chambre au sein de la "wohnliche Villa" de la confrérie Obotritia (www.obotritia-berlin.de), ce qui m'a permis de découvrir l'envers et l'endroit du décor des confréries étudiantes.


Les confréries, c'est comme les francs-maçons, je ne sais rien de ce qui s'y passe à l'intérieur, mais je n'aime pas ça par principe, ça me fait un peu peur par nature. Quelque peu rassurée par le fait que Jonas soit parfaitement normal, je me suis donc aventurée jusqu'à la villa de l'Obotritia. Quelques mythes se sont effondrés, certains se sont affermis. Pour résumer ce que peut être le Cercle des poètes disparus sans poésie (il commence à être vraiment très tard) :

- les confréries, c'est un truc d'HOMMES virils et solidaires. Ma venue a constitué une presque première. Depuis des lustres, aucune femme n'avait été admise dans l'enceinte de la villa. Cette indulgence particulière n'était toutefois en rien dû aux éventuelles qualités particulières de ma personne, mais bien plus à l'état semi-comateux de la quasi-totalité des habitants de la villa, dû à la Burschenschaftsfeier de la veille, au cours de laquelle la bière avait coulé à flots, à en croire les cadavres de bouteilles. Seul Jonas, qui s'y était préparé, a dû subir la présence d'un être non-masculin durant cette soirée ; les apparences ont donc été sauves.

- les confréries, c'est VRAIMENT un truc d'HOMMES virils et solidaires (pour la solidarité, ça dépend des moments). Au cours de la visite de la maison, Jonas nous a expliqué en détails ce que signifiait chaque élément des armes de la confrérie. Quand je me suis étonnée des deux épées (des vraies) placées en encadrement du blason, il m'a expliqué que l'escrime faisait partie des traditions encore bien vivantes des confréries. En clair, j'ai passé la soirée chez des gens qui se battent encore en duel. Entre potes, bien sûr, pour ne rien faire qui soit illégal, mais quand même... J'ai eu droit à un cours d'initiation au maniement de l'épée, aux passes élémentaires (c'est presque comme danser le rock) et aux meilleurs moyens de me protéger le visage pour ne pas être blessée (bien que les cicatrices "soient toujours portées avec fierté étant une marque d'appartenance à la confrérie, donc une marque d'honneur). Ca fait bizarre...


- les confréries sont les garants d'un certain art de vivre d'un autre âge (qui peut malgré tout être agréable). Franchement, quel foyer d'étudiants dispose d'une véritable bibliothèque cosy avec fauteuils club en cuir, parquet au sol et gravures au mur ???

- les confréries sont les garants d'un certain art de vivre d'un autre âge (qui peut être pafois complètement suranné, voire révoltant) ? Franchement, quel étudiant vous répond, quand vous le remerciez pour le délicieux repas qui vous est offert, "tu sais, je n'ai rien fait, c'est notre cuisinière qui a tout préparé" ???

- les confréries ne sont pas nécessairement orientées politiquement, ou en tous cas, pas toujours FDP / CDU à fond les ballons. Jonas est plus Vert qu'un brocolis, et l'Obotitria est historiquement liée au SPD (mouais, ça donne bonne conscience, c'est toujours bon à prendre).

- les confréries sont avant tout le moyen de créer des liens entre les générations (elles fonctionnent principalement grâce au soutien financier et moral des anciens) et entre étudiants d'une même génération. A propos des anciens, une anecdote douce-amère : traditionnellement, les murs de la salle des repas de chaque confrérie sont couverts des portraits des anciens de la confrérie, avec généralement leur date d'entrée dans l'organisation. L'année universitaire allemande se divise en deux semestres, le Wintersemester (WS) en hiver, et le Sommersemester (SS) en été. Chaque portrait porte donc, outre le nom de l'heureux photographié, l'inscription WS 1913 ou SS 1927, ce qui signifie que la personne sus-nommées est rentrée dans la confrérie au semestre d'hiver 1913 ou au semestre d'été 1927, par exemple. La confrérie originelle de Jonas, à Heidelberg, ne dérogeait pas à la règle. Mais la moitié des portraits manquent à l'appel sur les murs : lorsque les Américains ont occupés (ou libérés, selon le point de vue de chacun) Heidelberg en 1945, ils avaient établis leur QG dans la maison de cette confrérie, et avaient donc jeté tous les portaits sur lesquels figuraient "SS". Il ne reste donc plus que les Wintersemester...

En somme, je ne peux pas dire que j'aie été particulièrement séduite par ce mode de vie, mais qu'il m'apparaît désormais moins comme un dangereux rassemblement de fanatiques sectaires que comme une façon, certes un peu extrême, de créer des liens de solidarité entre des individus autour d'un intérêt commun. Et n'est-ce pas ce que nous faisons tous un peu ? Le côté théâtral de cet instrument social, comme les duels, n'est finalement que la partie émergée de l'iceberg : la plus visible, mais la moins représentative. C'est à la fois ce qui effraie et fascine. C'est ce qui soude. Mais au fond, tout le monde sait que c'est "juste pour rire". C'est comme se déguiser pour quelques heures. En tous cas, cette plongée dans un monde entièrement nouveau et qui m'est en théorie complètement fermé était captivante !

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