22 août 2007

Prendre le voile et puis mourir

Un jour, au resto mexicain qui nous servait de cantine, au détour d'une conversation, il (clique si tu veux savoir qui) m'a dit "C'est exactement comme dans La Religieuse de Diderot...". Forcément, je ne l'avais pas lu et mon regard est resté interrogateur. Il a compris et m'a ouvert une porte de sortie en ajoutant, avec ce même ton réellement humble qu'il avait toujours : "Je ne sais pas si tu l'as lu...".

Je brûlais d'envie de pouvoir, une fois dans ma vie, jouer à armes intellectuelles égales avec lui. Mais pas en mentant, surtout pas en mentant. Ce n'était pas encore pour cette fois-ci, et j'ai dû admettre un nouveau pan de mon inculture. Je n'avais même jamais lu Diderot (oui, on peut passer un bac L et ne jamais effleurer Jacques le Fataliste)...

Forcément, il ne m'en a pas voulu. Il a même tenté de me faire croire que j'avais eu raison de me tenir éloignée de ce livre. Parce qu'il était comme ça : non seulement il n'écrasait pas les autres de sa culture, mais semblait plutôt chaque fois s'excuser d'en savoir plus que tout le monde. Alors pour faire oublier qu'il venait d'apporter une nouvelle preuve de ce qu'il ne pouvait cacher, il m'a dit "que je n'avais rien raté, que c'était plutôt chiant en réalité".

Je l'ai presque cru. Pourtant, ce titre est resté gravé dans ma mémoire, comme le summum du chic de la culture littéraire. Classique sans être un classique, une oeuvre qui venait couronner, telle la cerise sur le sundae, de solides lectures préalables. C'était peut-être chiant, mais je n'étais qu'à moitié persuadée qu'il m'avait dit la vérité. Et puis j'avais oublié, finalement peu alléchée par la description qu'il m'en avait faite.

En attendant ma commande ZamaZon pleine de bouquins réjouissants sur l'Allemagne des années 30, je suis allée flâner dans la bibliothèque de ma soeur, et j'y ai découvert La Religieuse, dont la patience - depuis cet épisode vieux de plus de 4 ans - devant ma venue tardive devait commencer à atteindre ses limites. Soudain, tout m'est revenu, et j'ai pensé que c'était le moment ou jamais.

Après avoir trouvé la quatrième de couverture finalement assez tentante, j'ai donc attaqué ce demi-pavé (très raisonnable en réalité), certaine d'y trouver des passages d'une lenteur mortelle entrecoupés de quelques scènes dignes d'intérêt. Comme je ne suis pas maso, j'avais prévu de le reposer au premier signe d'ennui évident, à la première langueur, au premier bâillement.

"Incroyable mais vrai", il n'en a rien été, bien au contraire. J'ai trouvé ça passionnant. Pour résumer vite fait : Diderot dénonce, en endossant le rôle d'une religieuse écrivant ses mémoires (pour une raison que je ne révèle pas, histoire de suspens), la situation des jeunes filles sans vocation condamnées à entrer dans un couvent qu'elles ne pourront plus jamais quitter, faute de pouvoir revenir sur leurs voeux. Le résumé de la quatrième de couverture est bien mieux écrit, mais j'ai la flemme de lever mes fesses pleines de frites pour aller la chercher.

Outre le plaisir intellectuel que cette lecture m'a donné, j'avoue que je suis fière comme un pou de pouvoir mettre La Religieuse dans ma liste de choses lues. Pas du tout pour ce que ce livre représente pour M. Tout-le-monde, mais pour ce qu'il représente pour moi : ce que je pensais inaccessible, ce dont je me faisais une montagne, ce qui semblait ne pas être pour moi.

Ca fait partie d'un grand mouvement de fond, qui fait qu'aujourd'hui, j'ai presque le sentiment de pouvoir parler d'égal à égal avec un tas de gens qui m'impressionnaient tant il y a peu. Et qui vient surtout avec la certitude que même si on n'a pas lu La Religieuse, on peut être intéressant. Le genre de convictions rassurantes qui ne viennent qu'avec le temps, sans doute.

[Et comme je suis une "little insatiable thing", j'ai désormais très envie de voir le film réalisé par Rivette, avec Anna Karina dans le rôle de la religieuse...]


free music


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18 commentaires:

Anonyme a dit…

Ah, nan, vachement bien, ce bouquin, je l'ai dévoré comme une biscotte au beurre! Et puis on y apprend le sens d'un très joli mot à la très noire réalité : macération...
Comme j'ai lu aussi Jacques le Fataliste, je peux affirmer que Diderot était un sacré putain d'écrivain, nom de yeu! J'ai dit.
Mais y a pas de honte à pas lire, hein, après tout, c'est chiant comme la mort...
;-)

Anonyme a dit…

Pas lu (mon dieu mais pourquoi tant de chefs d'oeuvre à lire et pourquoi si peu de temps pour le faire !)

Je le rajoute illico en bonne place sur ma liste des choses à lire...

Mademoiselle Coco a dit…

Ardalia > une biscotteau beurre ? Chacun ses goûts, hein ;-) Pour "macération", j'ai cherché, intriguée. Et je n'ai rien trouvé de plus précis que "synonyme de pénitence, mortification". Tu as des détails plus croustillants ?! Et puis oui, il n'y a jamais de honte à ne pas avoir lu un bouquin, il y en a tellement (cf. le commentaire de Pascal)...

Pascal > ah ben non, ça va pas du tout ça ! Si quand tu lis un livre tu me donnes envie de le lire (LTI) et moi l'inverse, on ne va jamais arriver à bout de nos listes !! Si tu savais comme je suis contente d'avoir retrouvé cette curiosité intellectuelle et littéraire qui m'avait abandonnée depuis des mois.

Anonyme a dit…

Pas lu non plus. (Je vais faire gaffe à ne pas trop manger mexicain avant de replonger dans les classiques !)

Quoiqu’il en soit, une des meilleures façon d’avoir envie de lire un bouquin c’est d’entendre les autres nous en parler.

Donc hommage à ton article (et a ton humilité).

Anonyme a dit…

@Coco, mon père a été aspirant moine pendant six ans et, comme les autres, il s'est fouetté avec des martinets de cuir. Il est encore choqué aujourd'hui par le souvenir des moines qui se laminaient le dos avec des martinets de fer cloutés, cette fois...
Ils appelaient cela la mortification, en effet. Dans la Religieuse, il est question de macération, qui passe plutôt par l'exposition au froid et à la faim, procédé moins violent (viril) en apparence, mais plus vicieux.
La notion de temps qu'implique ce mot, "macération" est, à mon sens, parfaitement glaçante. Cela stigmatise ce que l'Eglise catholique peut avoir de plus vicieux et pervers.
A l'inverse, le Château Intérieur de Thèrèse d'Avila met en garde contre ces pratiques violentes, et souvent masochistes. En gros, la mortification ou la macération ne sont que d'autres manifestations perverses (encore) de l'orgueil...
Diderot n'a pas dénoncé les pratiques sexuelles, comme il aurait pu le faire; il s'est attaché à la défense de l'habeas corpus, mais surtout de la personne humaine. Il ne s'attaque pas à la religion (facile) mais à l'institution sectaire (réaliste), ce en quoi je l'admire beaucoup.
Passée agnostique sereine depuis cette lecture, et non athée, je suis la première à m'indigner de ce qui est fait aux hommes par les hommes au nom de "Dieu".
La Religieuse est une saine piqûre de rappel pour les consciences en voie d'assoupissement. C'est une oeuvre vibrante de colère et de passion, comment y rester indifférent?

Très emphatique tout ça, désolée, la prochaine fois, je ferais juste un prout discret.

Mademoiselle Coco a dit…

Alex > merci ! La fierté dans l'humilité, un concept à développer ;-)

Ardalia > ben dis donc, WOW... Mes exotismes familiaux que tu envies tant, c'est de la gnognotte à côté des tiens !! Merci pour la précision sur la macération, j'avais lu des choses horribles sur la signification médicale du terme, et je préfère encore le sens religieux. Sur la dénonciation des pratiques sexuelles : euh bah... un peu si quand même, non ??! Ou alors je vois le sexe partout. Mais il me semble bien que la maladie de la mère supérieure n'a rien de bien catholique. Sur la différenciation entre l'attaque de la foi et celle de l'organisation sociale de la religion, entièrement d'accord !

Anonyme a dit…

Ah ah ah, j'avais oublié la blenno de cette grosse cochonne! (ben non en fait, j'ai oublié, depuis 10 ans que j'ia lu ce livre.)
En fait, je pensais plus à Sade (dénonciation non du sexe, mais de l'hypocrisie), à un abbé dont le nom m'échappe présentement ou à Marguerite de Navarre (dénonciation du sexe voire de la luxure des moines et moniales, mais franchement daté par rapport à Diderot). D'où l'ellipse argumentative, gnagna.
Tatata, une religion ou le "curé" peut coucher sans honte, c'est de la balle, tu ne me fera pas changer d'idée! ;-)

Mademoiselle Coco a dit…

Ardalia > la blenno ? Mais non, moi je parlais de ses orgasmes magistraux quand elle tripote la jeune nonne, qu'elle fait passer pour de vagues malaises. Et la Suzanne, petite oie blanche, qui ne se doute de rien et se fait beaucoup de souci pour sa mère supérieure quand son poul s'accèlère subitement et qu'elle se met à gémir. Néanmoins, cette histoire de blennoragie m'intrigue, ça m'a complètement échappé... Sinon euh... bienvenue chez les protestants hein ;-)

Anonyme a dit…

M'enfin, la blenno, c'tait une blague.
En tout cas, bravo pour les précisions, maintenant, il y a de quoi motiver les lecteurs!! :D

Mademoiselle Coco a dit…

Ardalia > dé moua fousse ossé fou fouter ?! Blenno toi même va...

Anonyme a dit…

houlà là!!! Maladies vénériennes, attouchements saphiques, châtiments corporels, subis ou auto-infligés... Je sens que je sais ce que sera ma prochaine lecture ;-) La lecture de Jacques le Fataliste et son Maître m'avait certes laissé entendre que notre cher Diderot avait le goût des récréations charnelles, mais pas qu'il faisait aussi dans le hardcore S&M. Et comme je n'ai rien lu de semblable depuis que j'ai dévoré accidentellement (pourquoi est-ce que j'entends des voix me disant "et puis quoi encore?") le mythique "Nuits Chaudes à Monte Carlo", collection Brigades Mondaines (lol), que le précédent occupant de ma chambre sur l'aviso Commandant l'Herminier (eh oui, j'ai fait la guerre, moi, jeunes impétrants) avait laissé derrière lui par une touchante attention... alors que j'avais bêtement oublié d'amener de la lecture pour 10 jours de mer!
M'avait assez donné l'envie de visiter le casino du Rocher, ce truc ;-). Allez fin du 3615 Mavie

PS : mais non, je ne suis pas un pervers. Je suis un séminariste déguisé en pervers, en fait.
PPS : et si tu n'as pas l'ENA, la Grande Mademoiselle, tu prends le voile? ;-)

Mademoiselle Coco a dit…

Denys > ah... pouvoir pénétrer dans l'univers fantasmé du marin solitaire, ça n'a pas de prix ;-) Ca m'a permis de découvrir que "Brigades mondaines" existait vraiment comme collection. Je ne connaissais que SAS... En 10 jours, tu as même dû avoir le temps de l'apprendre par coeur, ton guide des nuits grimaldiennes.

Pour ce qui est du voile : ma religion n'a, malheureusement, pas d'ordre reclus (à ma connaissance). Si on s'engage, c'est pour s'occuper des autres. Or si je rate l'ENA, je préfère devenir muette et asociale (pivoine, j'ai intérêt à réussir, parce que sinon, la vie va être rude...). Remarque, la fonction publique c'est aussi un peu un sacerdoce non ?

Anonyme a dit…

Oups, aurais-je porté un rude au coup au mythe du marin au long cours dans l'imaginaire populaire féminin? Sapristi, il me faut défaire cet acte manqué au plus vite! :D
Nuits chaudes à Monte Carlo, oui bien sûr, mais la vie à bord, c'est surtout les nuits passées à la vigie à scruter , sur l'horizon imperceptible et encreux, les fanaux improbables signalant, par-delà le silence oppressant des gouffres amers, la présence rassérénante de l'homme égaré dans le désert des flots. Evoquer, aussi, la camaraderie rude, virile et laconique de ces loups de mer au visage buriné et aux rides creusées par la caresse incessante de l'onde affectueuse et salée...
Bien sûr, comment ne pas raviver aussi pour vous le souvenir ému de ces remontées stomachales qu'un sursaut enjoué - par une mer force 8 - de notre fier bâtiment (dépourvu de stabilisation, c'est trop petit) amenait à colorer notre visage effaré d'une teinte viride... Aaaaaah! Homme libre toujours tu chériras gna gna gna.

Donc un peu de respect, jeune civile!
En effet, tu as raison, ce genre de livre est fini en deux heures top chrono, mais comme à part ça il n'avait laissé que des "Jogging magazine", et que quand tu n'as jamais couru le marathon en moins de 3h cette revue ne s'adresse guère à toi, j'ai eu à me féliciter qu'il y ait quelques livres au carré officier.

Enfin, ton avant-dernier point m'interpelle : effectivement, je ne m'étais jamais fait la réflexion qu'en dépit du fait que le monachisme est né bien avant la Réforme, il n'y a pas d'ordre conventuel chez les protestants. Comment se fait-ce?

Et pour conclure : si je comprends bien, en gros, si tu échoues à l'ENA tu fais veux de silence, et si tu y rentres tu arrêtes ce blog par souci de neutralité d'agent public? Tu ne serais pas en train d'annoncer la mort de ton blog? J'entends des fans qui se défenestrent déjà dans ma rue...!

Mademoiselle Coco a dit…

Denys > ne t'inquiète pas, un très bon ami sous-marinier nucléaire m'avait déjà brossé un portrait réaliste de la vie en mer ;-) Enfin, ton commentaire m'a toutefois permis de découvrir ce qu'était un aviso. On ne sait jamais, ça peut servir.

Pour la diaconie : je présume qu'une religion qui s'adresse à l'individu et non au groupe, qui abolit la séparation entre oratores et laboratores (il n'y a pas de clergé à proprement parler), et pour qui la foi se manifeste par les actions avec et pour son prochain ne voit aucun intérêt à faire méditer des gens toute leur vie hors de la cité. Mais tout cela n'est pas une réponse de théologue, il y a peut-être d'autres raisons !

Pour la mort du blog : non, si je réussis, j'en ouvrirai un autre sous un pseudo ridicule sous lequel personne ne me reconnaîtra jamais et où je balancerai tous les secrets d'Etat. Si je rate définitivement, ça n'est pas avant 1 ans 1/2. Ca laisse encore un peu de temps...

Anonyme a dit…

Quel bâtiment ton ami? J'ai été sur le SNLE le Téméraire (en plus d'un tour en aviso).
Sinon, tu es assez anti-catholique on dirait? Ceci dit les protestants français ont d'assez bonnes raisons de l'être...

Mademoiselle Coco a dit…

Denys > euh ben euh... aucune idée. Il était à Toulon, puis à Brest, puis re-à Toulon, c'est tout ce que je sais.

Je ne suis pas anti-catholique, mais l'Eglise de Rome n'a plus grand chose à voir aujourd'hui avec ce qu'elle était au XVIème siècle (sauf quand, enfin bon bref). En revanche, je m'interroge souvent (sans me prendre toutefois pour Hannah Ardent) sur l'état de modernité que notre civilisation aurait atteint sans la Réforme. Quelle place auraient l'individu, l'autorité, le doute ou le sens critique ? Notre culture ne rencontrerait-elle pas les mêmes écueils que le monde musulman aujourd'hui ? (et ce ne sont pas de simples questions rhétotiques !)

Anonyme a dit…

Aucun doute sur le fait que la Réforme a eu un poids important sur l'évolution de la pensée occidentale (cf le livre de Paul Hazard, la crise de la conscience européenne, que tu connais à n'en pas douter), mais il ne faut pas en tirer des parallèles hâtifs avec le cas musulman, comparaison n'est pas raison. D'autant plus que la particularité de la religion musulmane est de n'avoir pas de clergé, à l'instar... du protestantisme. Donc la question du rapport entre l'individualisme, le libre-arbitre, et la nature cléricale de la religion dominante n'est pas aussi simple que cela.
J'espère avoir un jour l'occasion de discuter plus avant avec toi de cette question passionnante. Même si je ne peux me prévaloir de la moindre expertise en la matière...
Sur les raisons d'en vouloir aux catholiques, je disais cela parce que, même si - comme tu le dis justement - l'Eglise romaine n'est plus celle du XVIè siècle, une amie d'enfance de ma soeur, protestante, parlait encore de la Saint-Barthélémy avec une passion rageuse comme si ç'était arrivé le mois dernier. Un profond ressentiment. Je ne sais pas si c'est une état d'esprit répandu dans la communauté protestante?

Mademoiselle Coco a dit…

Denys > les chiites ont un clergé, mais là, c'est juste pour pinailler ;-) Plus sérieusement : d'une part, j'entendais "clergé" au sens très large du terme, c'est-à-dire pour parler de l'existence de membres de la communauté qui ont une plus grande autorité (morale, juridique , etc.) que d'autres, tels les mufti chez les sunnites qui peuvent émettre des fatwas. Il y a donc, même si ce n'est en effet pas comparable avec une réelle organisation hiérarchique, des croyants qui ont plus d'autorité que d'autres. D'autre part, la "révolution" intellectuelle engendrée par la Réforme n'est pas liée uniquement, selon moi, à l'absence de clergé (d'où le fait que la comparaison avec le monde musulman me semblait partiellement pertinente).

Sur la Saint-Barthélémy : je ne pense pas que cette attitude soit répandue parmi les protestants, du moins je ne l'espère pas ! La Saint-Barthélémy est avant tout un acte politique, comme toute guerre de religion d'ailleurs. Je n'en veux pas aux Allemands pour 1870, je ne vois pas pourquoi j'en voudrais aux catholiques de 1572. Et pour tout dire, je trouve que ressasser ce genre d'évènements plus qu'historiques relève plus du fanatisme crispé que de l'éventuel "devoir de mémoire". De même, il ne me viendrait pas à l'idée une seconde d'évoquer le conflit irlandais, qui est là encore bien loin d'une guerre de religion. La Sait Barthélémy m'émeut à peu près autant que la Guerre de Cent ans...